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Le premier essai de la Lotus 92 à suspension active coïncide avec le décès de Colin Chapman

Le premier essai de la Lotus 92 à suspension active coïncide avec le décès de Colin Chapman

Mercredi 16 mars 2022 par René Fagnan
Crédit photo: John Chapman / Wikimedia Commons

Crédit photo: John Chapman / Wikimedia Commons

Les amateurs de Formule 1 savent bien qu’Ayrton Senna a remporté deux Grands Prix en 1987, ceux de Détroit et de Monaco, aux commandes d’une Lotus 99T à moteur Honda turbo munie d’une suspension active révolutionnaire.

L’idée de munir une monoplace de F1 d’une suspension électronique datait de plusieurs années auparavant et remonte à l’échec retentissant de la Lotus 80 durant la saison 1979. La T80 générait beaucoup d’effet de sol, mais elle devenait vite impossible à conduire à cause de marsouinage; un phénomène de pompage aérodynamique qui écrase la voiture au sol, ce qui diminue la vitesse de l'air qui passe sous la voiture. Puisque l'air ne s'évacue plus, l'effet de sol disparaît et la voiture rebondit vers le haut. Ce cycle se répète plusieurs fois par seconde. Soit dit en passant, le problème de marsouinage est l'un des défis que les équipes de la saison 2022 ont par ailleurs dû régler avec les nouvelles monoplaces de F1, lors des premiers essais présaison le mois dernier.

Afin de diminuer, ou même éliminer le marsouinage et obtenir un effet de sol plus constant, il faut que la voiture conserve une attitude constante, peu importe qu’elle freine, accélère ou négocie un virage. Il faut donc répartir les forces de façon égale sur les quatre pneus.

C’est lorsqu’il rend visite à un ingénieur du département d’instrumentations en vol du Cranfield College fo Aeronautics, David Williams, que Peter Wright du Team Lotus songe à une suspension active pur une F1; une suspension qui fonctionnerait un peu comme les jambes d’un skieur lorsqu’elles absorbent les bosses.

Colin Chapman, patron de Lotus, trouve l’idée séduisante et donne carte blanche à Wright. Ce dernier fait modifier une Lotus Esprit de route en la dotant de vérins hydrauliques à double effet et de servomoteurs reliés à un ordinateur très simple. Le circuit hydraulique est maintenu sous pression par une pompe actionnée par le moteur et le liquide est comprimé dans une bouteille reliée aux vérins. Le tout est contrôlé par des potentiomètres à curseurs qui modifient le fonctionnement des vérins en compression et en détente. L’ordinateur dicte aux vérins comment bouger et à quelle vitesse le faire afin que la voiture conserve une attitude stable en toutes circonstances.

Wright et ses collègues effectuent plusieurs essais de mise au point avec cette Lotus Esprit. David Scott, jeune pilote britannique de Formule 3 qui a signé un contrat de pilote d’essais avec le Team Lotus, découvre cette Esprit spéciale sur la piste de Snetterton. « Sur le tableau de bord du côté passager il y avait une console semblable à celle d’un synthétiseur. Chaque curseur pouvait changer le réglage du roulis avant, arrière, garde au sol, lacet, etc.» nous explique Scott lors d’une récente entrevue.

David Scott ajoute : « En roulant, Peter m’a dit "Je peux réduire le sous-virage dans cette courbe". Il déplaçait un curseur et au tour suivant le sous-virage avait miraculeusement disparu ! Cependant, peu après, je me suis fait surprendre par un survirage et j’ai beaucoup trop contrebraqué. La Lotus est partie en tête-à-queue à haute vitesse et a tapé le muret de protection du côté de Peter ! Il était sonné, mais pas fâché du tout…»

De la voiture de route à la monoplace de F1

Peu après, David Scott est placé en charge du développement de la première monoplace Lotus de F1 dotée de cette suspension active. À ce moment, Lotus parle d’une voiture à autocorrection et pas encore de suspension active.

Son premier contact avec la Lotus 92-Ford Cosworth DFV active survient lors de vérifications techniques des systèmes de la voiture effectuées à l’automne 1982 sur l’aérodrome RAF Cranfield. « C’était une horrible journée avec beaucoup de pluie » se souvient Scott. « Mon travail consistait à effectuer des allers-retours sur la longue piste d’atterrissage. David Williams, qui a écrit le programme informatique, et Peter Wright m’assistaient ».

Quelques jours plus tard, par un 17 décembre très froid, un camion, transportant la Lotus 92 active, quelques mécanos et David Scott se rendent au circuit de Snetterton pour y effectuer le premier véritable essai en piste. Les mécanos chauffent le moteur Cosworth DFV quand une Lotus Esprit noire JPS arrive au circuit. « C’était Peter Warr. Il ne devait pourtant pas assister à ce test. Je m’attendais à ce qu’il nous annonce la perte de la commandite de JPS. Mais non. Il nous a plutôt annoncé le décès de Colin Chapman survenue la soirée précédente. Étonnamment, les membres de l’équipe ne furent pas extrêmement surpris par la nouvelle et la décision fut prise de poursuivre les essais, ce que Chapman aurait voulu » poursuit Scott.

Il ajoute : « C’est Colin [Chapman] qui m’avait offert ce contrat de trois ans avec le Team Lotus, avec une option de sa part. Ce n’était pas très lucratif, mais au moins j’avais un pied dans une écurie de F1. Cette Lotus active, c’était mon projet. On m’avait dit que j’allais beaucoup rouler avec cette voiture de développement. J’avais déjà conduit la Lotus 92 passive à trois reprises auparavant et lors de mon premier test en F1 à bord d’une Lotus 87 au circuit Paul-Ricard, le puissant effet de sol était facile à ressentir dans les virages moyens et rapides. Mais dans les virages lents, avec près de 500 chevaux, il y avait beaucoup de sous-virage.»

Un système déjà fiable

Scott découvre un autre monde dans cette Lotus 92 active. Le système actif pèse près de 20 kilos et incorpore près de huit litres de liquide hydraulique. « J’ai parcouru une quarantaine de tours cette journée-là à Snetterton, par séquences de cinq ou six tours à la fois » précise-t-il. « La 92 active possédait une tenue de route assez conventionnelle en termes de rigidité. C’était une voiture à effet de sol, qui devait donc très peu bouger. Elle était bien assise par terre. Je dirais qu’elle était plus efficace dans les virages très lents. Avec une voiture passive, quand on tourne à gauche, la voiture s’incline vers la droite. Avec la suspension active, il était possible de faire incliner la voiture à gauche dans un virage à gauche. Avant la ligne d’arrivée, il y avait une chicane très rapide nommée Russell Bend. La voiture était incroyablement rapide dans cette chicane, car elle demeurait bien à plat. Dans les virages rapides, je sentais très nettement que la suspension réagissait afin de contrer le roulis.»

Il continue : « Contrairement à ce qui était fait dans la Lotus Esprit, les modifications étaient effectuées à l’arrêt avec la Lotus 92. Le "cerveau", l’unité centrale de traitement, était un peu plus gros qu’une boîte de papier mouchoir et était fixé dans un ponton. Elle était reliée à des accéléromètres, des capteurs de couple et des transducteurs. Puisqu’il n’y avait pas de télémesure à ce moment-là, les ingénieurs me posaient des tas de questions. Nous n’avons connu aucune panne, aucune avarie. Le système était déjà très fiable. Le plus impressionnant selon moi était cette incroyable capacité à peaufiner les réglages et s’approcher d’une tenue de toute presque parfaite. J’étais un pilote assez sensible aux changements de réglages et je me suis régalé à son volant. Il était facile de constater que la suspension active possédait un potentiel formidable. Selon moi, cette suspension allait faire des miracles sur un circuit urbain, bosselé et fait de virages relativement lents.»

Toutefois, la disparition soudaine de Colin Chapman a chamboulé les plans du Team Lotus qui a dû concentrer ses efforts et son budget sur le développement de la première Lotus à moteur Renault turbo. « J’espérais effectuer encore plus d’essais, mais je ne suis jamais remonté dans la voiture. Malheureusement, la suspension active ne fut pas beaucoup développée durant la saison et l’écurie Williams a commencé à travailler sur sa propre suspension active et en a tiré vite avantage. Ce fut la fin de mon expérience en F1 » termine David Scott.

Cette suspension active fut remise au goût du jour par Gérard Ducarouge et permit à Ayrton Senna de mener la 99T à deux victoires en 1987. La (rare) photo ci-dessous montre l’arrière de la Lotus 92 active avec, au centre, la bonbonne qui conservait le liquide hydraulique sous pression.

Crédit photo: Club Team Lotus